Impact de la guerre en Ukraine sur les marchés agricoles et la souveraineté alimentaire  

Vincent Chatellier est ingénieur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).

Mon intervention sera fondée sur la valorisation des données des douanes, notamment d’une base de données spécifique aux exportations françaises. Je vous propose un petit voyage d’une vingtaine d’années dans la réalité du monde des marchés agricoles.

Un chiffre, tout d’abord: la somme des échanges alimentaires de tous les pays du monde représente 1 100 milliards d’euros, abstraction faite des échanges intra-Union européenne. En 2020, un record historique a été atteint: au coeur de la crise de la Covid-19, on nous disait qu’on mangerait désormais local; or on n’a jamais autant échangé sur la planète. L’impact de la covid-19, de ce point de vue, a été faible, sachant que le commerce mondial porte essentiellement sur les végétaux – les produits animaux ne représentent que 17% du total.

On note une forte concentration des pays exportateurs de produits agroalimentaires: les dix premiers exportateurs représentent 61% du commerce agroalimentaire mondial, ce taux s’élevant à 85% lorsqu’on prend en compte les vingt-cinq premiers. La Russie, au onzième rang, exporte pour 27 milliards d’euros de biens agroalimentaires, soit 2,5% du total mondial; l’Ukraine, au dix-septième rang, exporte 1,9% du total: ensemble, ils représentent environ 4% du commerce international. Le premier «pays» exportateur demeure l’Union européenne à vingt-sept, très loin devant, avec 180 milliards d’euros d’exportations, soit 16% du commerce mondial.

Qui sont les clients de l’Union européenne ? 

Le premier est le Royaume-Uni, qui représente 21% de ses exportations, devant les États-Unis et la Chine; la Russie est au sixième rang, avec 4% de nos exportations, l’Ukraine au treizième rang.

L’Union européenne, pour la première année en 2020, a été détrônée de sa pole position en matière d’importations de produits agroalimentaires: la Chine est passée devant – on note dans la structure de ses importations une part importante de l’élevage. L’Union européenne est le deuxième importateur de biens agroalimentaires dans le monde. La Russie, quant à elle, représente 2% des importations mondiales – huitième rang -, l’Ukraine 0,5% – trente-quatrième rang -, soit à eux deux 2,5% du total des achats de produits agroalimentaires.

Qui sont les fournisseurs de l’Union européenne? Le premier est un pays très déficitaire, le Royaume-Uni, devant le Brésil, les États-Unis et la Norvège, l’Ukraine, grand fournisseur de maïs et d’huile de tournesol, se situant au sixième rang.

Un mot des balances commerciales agroalimentaires: la Russie, pour la première année depuis longtemps, présente un solde commercial positif : de 18 milliards d’euros de déficit voilà quelques années, elle est passée à 4 milliards d’euros d’excédents. L’Ukraine compte parmi les pays les plus excédentaires: 15 milliards d’euros d’excédents, premier pays européen en la matière avec les Pays-Bas.

Si la Russie a pu revenir à l’équilibre, c’est en vertu d’une double dynamique: baisse des importations, l’embargo ayant porté ses fruits, si je puis dire, et augmentation des exportations. Qui sont les clients de la Russie? La Chine figure au premier rang d’entre eux, devant l’Union européenne.

Pour ce qui est de l’Ukraine, on note une stabilité des imports et une très forte augmentation des exports, qui concerne surtout les produits végétaux. L’Ukraine est un très grand exportateur de céréales: elle exporte chaque année 10 millions de tonnes de céréales à destination du marché européen – 3 millions vers les Pays-Bas, 3 millions vers l’Espagne, 1 million vers l’Italie, notamment.

Quant à la balance commerciale de l’Union européenne, elle s’est nettement améliorée en matière agroalimentaire: le solde est positif de 40 milliards d’euros, une grande partie de ce bon résultat étant imputable au fait que le Royaume-Uni, lourdement déficitaire, à hauteur de 31 milliards d’euros, a quitté le navire. Seul le Brésil fait mieux que l’Union…

Le poids de l’Europe décline dans le commerce agroalimentaire mondial: elle représente 13% des importations contre 17% voilà une dizaine d’années – notre dynamique démographique est moins rapide qu’ailleurs. En matière d’export, nous avons beaucoup perdu entre 2007 et 2012 et nous nous rattrapons depuis quatre ans: nos exportations représentent 16% à 17% du total mondial.

Quels sont les secteurs excédentaires? Les produits laitiers, tout d’abord, 25 milliards d’euros, devant les boissons, le secteur porcin, ce dernier ayant «bénéficié» de la peste porcine africaine, et les céréales. Certains secteurs sont très déficitaires: les oléoprotéagineux, les poissons, les fruits.

Échanges agroalimentaires de la France

Nos exportations n’ont jamais été aussi élevées qu’en 2021: nous avons exporté pour 68 milliards d’euros de produits agroalimentaires, dont une part importante, 55% environ, en direction de l’Union européenne.

Le diagnostic, hélas ! doit être complété. Pour ce qui est des importations, nous avions tendance, depuis quelques années, à «patauger» légèrement; en 2021, l’augmentation est assez remarquable. En d’autres termes, le monde d’avant-covid n’a pas disparu! Nous n’avons jamais autant importé qu’en 2021, la part de l’Europe étant très forte dans nos approvisionnements.

Notre solde est positif de 8 milliards d’euros; c’est beaucoup moins bien qu’il y a une dizaine d’années – nous étions «montés» à 12 milliards… On note une très forte dégradation de notre balance commerciale avec les pays de l’Union européenne à vingt-sept, qui est déficitaire de 3 milliards d’euros, et ce en comptant le secteur des vins et spiritueux, très excédentaire. Le constat est très clair: nous n’avons amélioré notre position vis-à-vis d’aucun État membre. La détérioration a été forte avec l’Espagne, dans le domaine des fruits et légumes notamment, ou avec l’Italie, qui a déployé ses ailes dans le secteur des produits laitiers, mais aussi avec l’Allemagne.

Pour ce qui est des pays tiers, deux clients très sympathiques nous permettent de cacher la misère: les États-Unis – + 5 milliards d’euros – et la Chine – + 4 milliards. Notre balance commerciale, sans ces deux pays, serait négative.

En 2021, nous avons beaucoup perdu, en particulier, à l’égard du Royaume-Uni, aussi contre-intuitif que cela puisse paraître. J’ai pu ainsi observer que nos importations depuis le Royaume-Uni avaient fortement augmenté ; de la sorte, notre solde agroalimentaire avec ce pays a diminué de près d’1 milliard d’euros. Avec certains pays, le Japon, par exemple, nos relations sont très stables, sachant qu’en l’espèce, dans ce pays, la dynamique démographique n’est pas au rendez-vous.

Quid de nos échanges avec la Russie? C’est simple: nous avons perdu tous les marchés que nous avions avec elle dans les productions animales. Dans ce domaine comme dans d’autres, nous n’avons plus de relations commerciales avec la Russie. C’est une bonne nouvelle: on ne peut faire que mieux désormais… Reste une balance commerciale positive, mais pour un montant dérisoire, de l’ordre de 300 millions d’euros, cet excédent se jouant exclusivement dans le secteur des vins et spiritueux.

Avec l’Ukraine, nous avons une balance commerciale négative, mais le déficit n’est pas énorme – 200 millions d’euros -, et se joue essentiellement dans l’importation d’huile de tournesol. Nous n’exportons presque rien vers l’Ukraine.

Soldes commerciaux pour secteur

Si notre balance commerciale s’est un peu améliorée en 2021, c’est essentiellement grâce aux vins et spiritueux. Au chapitre des secteurs excédentaires, je mentionnerai les produits laitiers, bien qu’en la matière il n’y ait pas de quoi pavoiser; pour ce qui est des bovins vivants, notre relation avec l’Italie n’a pas été trop mise à mal. Dans un ensemble de secteurs, nous sommes déficitaires et la situation continue de se dégrader: poissons, fruits et légumes par exemple. Pour le dire d’une phrase, la copie ne s’améliore pas.

Je conclus en centrant mon propos sur la France. Nous avons quatre filières porteuses: les boissons, les céréales, les produits laitiers et, grâce à la Chine, la viande porcine.

Trois pays tirent nos exportations: les États-Unis, la Chine, le Royaume-Uni – nous les enlève-t-on, nous sommes très mal, puisque notre solde agroalimentaire avec eux est positif de 12 milliards d’euros. A contrario, notre balance se dégrade avec les pays de l’Union européenne. J’y vois trois raisons principales.

Premier élément: une faible dynamique démographique dans des pays qui sont des clients historiques, la Grèce ou l’Italie par exemple – nous nous sommes spécialisés dans des pays où la demande est peu tonique au lieu de nous connecter, au hasard, au Nigéria.

Deuxième élément: un développement de la production agricole dans plusieurs pays de l’Union, Pologne, Espagne, Irlande – dans le secteur du lait, pour ce qui est de cette dernière -, qui ne se privent pas de nous «piquer» des clients.

Troisième élément, loin, donc, d’être le seul facteur explicatif: des coûts de production parfois plus avantageux chez certains partenaires ou concurrents.

Quelles stratégies déployer dans ce monde de brutes? Je suis très critique de la notion floue de «montée en gamme», qui ne sera pas un remède miracle: il n’existe pas de définition fiable, claire et nette de cette notion que nous brandissons pour nous faire plaisir.

Il faut vraiment que nous «bossions» pour trouver de nouveaux clients à l’international! Avec certains pays qui doivent être nos clients de demain, les échanges peinent à augmenter.

Il est indispensable de rendre l’imitation difficile, en tablant sur le fait que la production française est d’ores et déjà prise au sérieux. Il n’y a pas que le prix dans la vie! Il y a la technologie, la qualité, l’encastrement dans la culture. Il faut jouer sur ces arguments, y compris sur les normes environnementales, qui peuvent contribuer demain, à condition de trouver les bons équilibres, à ce que nous sécurisions des marchés d’aval dans des pays sensibles à cette dimension.

Il faut, enfin, dégager plus de marges, puis les partager pour innover et investir. Attention aux prix trop bas: à défaut de marges, il n’y aura rien à répartir, donc pas de quoi innover, et nous échouerons à conquérir de nouveaux marchés. Le monde agricole de l’amont se sent pénalisé par rapport aux industriels de la transformation et aux distributeurs; mais il existe un problème de marges plus profond.